"La Guzla" de Prosper Mérimee : les origines du livre - ses sources sa fortune : étude d'histoire romantique : thèse pour le doctorat d'Université

206

CHAPITRE 111.

ment que le poète peut être naïf sans niaiserie, naturel sans trivialité. Il ressemble alors à un charmant enfant qui bégaye des chansons avant de construire une phrase. Il est toujours amusant, parfois sublime : il m’émeut, parce qu’il croit tout le premier les contes qu’il me débile. Tous les pays ont eu leur époque poétique, et j’en demande bien pardon à mes contemporains, je crois que les Muses ont rarement honoré les humains de leurs visites après les temps de sauvagerie. Alors tous les hommes de même race parlaient la même langue, avaient les mêmes passions, presque les mêmes besoins, qu’ils fussent riches ou pauvres, nobles ou serfs. La gendarmerie, qui veille quand la société dort, n’étant pas encore instituée, chacun était obligé de se protéger lui-même, et la grande préoccupation de tout homme était de vivre, chose plus malaisée qu’elle ne l’est aujourd’hui. Pour vivre, l’individu qui ne compte pas sur son voisin doit être prudent et brave; il ne se fait une position, comme on dit aujourd’hui, qu’avec un peu d'héroïsme. Ainsi, la véritable poésie, selon Mérimée, ne saurait fleurir chez les peuples civilisés. La raison, il la donne dans le passage suivant que nous extrayons de son Introduction aux Contes et Poèmes de la Grèce moderne, de Marino Vreto : Bientôt il n’y aura plus de Klephtes. L’industrie et le commerce tueront la poésie déjà bien malade par le fait des journaux et de l’érudition. Aujourd’hui, de même qu’en Occident, les métaphores hardies et ingénieuses ne se trouvent plus guère que dans la bouche des gens illettrés... Je ne suis point de ceux qui regrettent les progrès ni même les raffinements de la civilisation. Pour ma part, je m’en accommode fort et je ne lui demande qu’une bagatelle, c’est de ne pas perdre les choses qu’elle détruit. Je voudrais que l’on conservât les restes de la poésie populaire, comme on conserve les ruines d’un temple dont on a chassé le dieu... L’archéologie, surtout appliquée à la littérature, est une étude toute nouvelle, et ce n’est que depuis bien peu de temps que la critique s’est assez dégagée des vieux préjugés pour reconnaître des beautés éternelles sous une forme grossière, et dans un idiome parlé par des paysans 1 . Cette « archéologie appliquée à la littérature » qui est « une étude toute nouvelle », Mérimée l’avait apprise

1 Marine Vreto, Contes et Poèmes de la Grèce moderne, Paris, Émile Audois, 1855. L’introduction de Mérimée occupe les pages 7 à 16.