"La Guzla" de Prosper Mérimee : les origines du livre - ses sources sa fortune : étude d'histoire romantique : thèse pour le doctorat d'Université

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CHAPITRE IV.

traits d’un véritable « aîné » d’Hyacinthe Maglanovich, plus poétique et moins gai sans cloute, mais aussi vivant, à sa façon, que l’est le héros de Mérimée. Il est assis au milieu d’une assemblée populaire, ce vieillard « qui promenait régulièrement sur une espèce de guitare, garnie d’une seule corde de crin, un archet grossier et en tirait un son rauque et monotone, mais très bien assorti à sa voix grave et cadencée ». Et il chantait, en vers esclavons, l’infortune des pauvres Dalmates, que la misère exilait de leur pays ; il improvisait des plaintes sur l’abandon de la terre natale, sur les beautés 'des douces campagnes de l’heureuse Macarsca, de l’antique Trao, de Curzole aux noirs ombrages ; de Gherso et d’Ossero où Médée dispersa les membres déchirés d’Absyrthe; de la belle Épidaure, toute couverte de lauriers roses ; et de Salône, que Dioclétien préférait à l’empire du monde. A sa voix, les spectateurs d’abord émus, puis attendris et transportés, se pressaient en sanglotant ; car, dans l’organisation tendre et mobile de 1 Istrien, toutes les sympathies deviennent des émotions personnelles, et tous les sentiments, des passions. Quelques-uns poussaient des cris aigus, d’autres ramenaient contre eux leurs femmes et leurs enfants; il y en avait qui embrassaient le sable et qui le broyaient entre leurs dents, comme si on avait voulu les arracher aussi à leur patrie. Anlonia surprise s’avançait' lentement vers le vieillard, et en le regardant, de plus près, elle s’aperçut qu’il était aveugle comme Homère. Elle chercha sa main pour y déposer une pièce d’argent percée, parce qu elle savait que ce don était précieux aux pauvres Morlaques, qui en ornent la chevelure de leurs filles 1 . De même on voit dans le Bey Spalatin le vieux chef de tribu détacher sa guzla mélodieuse et chanter « les victoires du fameux Scanderbeg, les douceurs du sol natal, les regrets amers de l'exil », accompagnant chaque refrain d’un cri « douloureux et perçant 2 ». Et àla fin du poème, l’auteur pousse cette exclamation qui prouve combien sincèrement il a en horreur la fausse

1 Jean Sbogar, ch. n. 2 Gf. ci-dessus, pp. 102-103.