"La Guzla" de Prosper Mérimee : les origines du livre - ses sources sa fortune : étude d'histoire romantique : thèse pour le doctorat d'Université

LES SOURCES: « LA DIVINE COMÉDIE ».

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reuse, et que j’eus reconnu mon propre aspect sur leurs quatre visages, je me mordis les deux mains de douleur, et mes enfants croyant que c’était de faim, se levèrent tout à coup en disant : O père! il nous sera moins douloureux si tu manges de nous : tu nous a vêtus de ces misérables chairs, dépouille nous en.

Alors je m’apaisai pour ne pas les contrister davantage ; tout ce jour et l’autre qui suivit nous restâmes tous muets. Ah! terre, dure terre, pourquoi ne t'ouvris-tu pas?

Lorsque nous atteignîmes le quatrième jour, Gaddo se jeta étendu à mes pieds en disant : Tu ne m’aides pas, mon père! Là il mourut, et comme tu me vois, je les vis tomber tous les trois, un à un, entre le cinquième et le sixième jour, et je me mis, déjà aveugle, à les chercher à tâtons l'un après l’autre, et je les appelai pendant trois jours alors qu’ils étaient déjà morts... Puis la faim l’emporta sur la douleur.

therine s’écria : « Que la sainte Vierge ait pitié de vous, et qu’elle vous venge de vos ennemis ! » Alors elle a poussé un soupir, et elle est morte. Christich Mladin a regardé le cadavre d’un œil sec ; mais ses deux fils essuyaient leurs larmes quand leur père ne les regardait pas. Le quatrième jour est venu, et le soleil a tari l’eau croupie dans le creux du rocher. Alors Christich, l’aîné des fils de Mladin, est devenu fou: il a tirésonhanzar 1 , et il regardait le cadavre de sa mère avec des yeux comme ceux d’un loup auprès d’un agneau. Alexandre, son frère cadet, eut horreur de lui. Il a tiré son hanzar et s’est percé le bras. « Bois mon sang, Christich, et ne commets pas un crime : quand nous serons tous morts de faim, nous reviendrons succer le sang de nos ennemis 3. » Mladin s’est levé ; il s’est écrié : « Enfants, debout ! mieux vaut une belle balle 3 que l’agonie de la faim. » Ils sont descendus tous les trois comme des loups enragés. Chacun a tué dix hommes, chacun a reçu dix balles dans la poitrine. Nos lâches ennemis leur ont coupé la tête, et quand ils la

1 Grand couteau que les Morlaques ont toujours à leur ceinture. (Note de Mérimée.) 2 Allusion au vampirisme dont on parlera ailleurs. Mérimée remarque dans une note que « ce mot rappelle celui de l’écuyer breton au combat des Trente : « Bois ton sang, Beaumanoir! » 3 « Kato molyvi, une bonne balle, c’est le souhait que les klephtes se faisaient dans leurs toasts; » (Mérimée à M”' de La Rochejacquelein, 10 juillet 1859.)