"La Guzla" de Prosper Mérimee : les origines du livre - ses sources sa fortune : étude d'histoire romantique : thèse pour le doctorat d'Université

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chapitre v.

Mladin avec ceux du vieux Vouïadine emmené prisonnier avec ses deux fils par les Turcs à Liévno : Quand ils furent près de Liévno et qu’ils l’aperçurent, la ville maudite et sa blanche tour, ainsi parla le vieux Vouïadine : « Mes fils, mes faucons, voyez-vous le maudit Liévno et la tour qui y blanchit! c’est là qu’on va vous frapper et vous torturer, briser vos jambes et vos bras, et arracher vos yeux noirs ; mes fils, mes faucons, ne montrez point un cœur de veuve, mais faites preuve d’un cœur héroïque ; ne trahissez pas un seul de vos compagnons, ni les receleurs chez qui nous avons hiverné, hiverné et laissé nos richesses ; ne trahissez point les jeunes tavernières, chez qui nous avons bu du vin vermeil, bu du vin en cachette. » Lorsqu’ils arrivèrent à Liévno, la ville de plaine, les Turcs les mirent en prison et trois jours les y laissèrent, délibérant sur les supplices qu’ils leur infligeraient. Au bout de trois jours blancs, on fit sortir le vieux Vouïadine, on lui rompit les jambes et les bras, et comme on allait lui arracher ses yeux noirs, les Turcs lui dirent : œ Révèle-nous, vaurien, vieux Vouïadine, révèle-nous le reste de ta bande, et les receleurs que vous avez visités, chez qui vous avez hiverné, hiverné et laissé vos richesses, dis-nous les jeunes tavernières, chez qui vous buviez du vin vermeil, buviez duvin en cachette. » Mais le vieux Vouïadine leur répond : « Ne raillez point, Turcs de Liévno ; ce que je n’ai point confessé pour sauver mes pieds rapides qui savaient échapper aux chevaux, ce que je n’ai point confessé pour sauver mes mains vaillantes qui brisaient les lances et saisissaient les sabres nus, je ne le dirai point pour mes yeux perfides qui m’induisaient à mal, en me faisant voir du sommet des montagnes, en me faisant voir au bas les chemins par où passaient les Turcs et les marchands l . » Tl est vrai qu’il manque à la pièce de Mérimée ce sentiment patriotique du chanteur serbe, cette haine nationale et sociale contre «les Turcs et lesmarchands » -, haine qui transforme les cruels bandits de la frontière turco-vénitienne en véritables héros de la race entière, et fait que toute une nation retrouve ses aspirations clans leurs chants emportés, mais pourtant (.grâce à Fortis !) le Christitch Mladin de Mérimée ne diffère pas

1 Karadjitch, Chants populaires serbes, t. 111, n’ 50, A. Dozon, l’Epopée serbe, pp. 244-245,