Napoléon Bonaparte, drame en six actes et en vingt-trois tableaux

52 LE MAGASIN THÉATRAL.

L'ESPION. Merci; ce mot est déjà une récompense. Je n'ai pas pu, sire. Lorsqu'un conorès vous déporta en 1815, j'eus la pensée de vous accompagner. On ne voulut pas de moi sur /e Bellérophon ; on ne voulut pas de moi sur /e Northumberland. Joffris d'etre soldat, matelot, valet. on me refusa. Or, depuis 1815 , il ne <’est pas écoulé un jour, une heure, une minute, sans que je fusse tourmenté de la pensée de votre évasion. Je me fis naturaliser Anglais, je m’engageai; je passai à Flle-de-Fr ance , aux grandes Indes... Puis un jour on m'embarqua pour Sainte-Hélène, et depuis un mois je suis près de vous, sans que vous ayez pu vous douter qu'un cœur dévoué à l’empereur et à la France battait sous cet uniforme rouge...

NAPOLÉON. Eh bien ?

L'ESPION. Sire, peut-être avez-vous remarqué un vaisseau à l’ancre, si loin que ses voiles semblent les ailes étendues d’un goeland ?

NAPOLÉON. Qui, et je me suis étonné qu'il restàt toujours à la mèime place.

L'ESPION. C’est qu’il vous attend, sire… NAPOLÉON. Et comment m’y rendre ?..

L’ESPION. Dans une barque qui est cachée à l’autre extrémité de l'ile.

NAPOLÉON Et ne suis-je pas toujours accompagné d'un officier anglais ?

L’ESPION. Et ne suis-je pas l'officier qui vous accompagne ?

NAPOLÉON. C’est vrai... Et quand pourrai-je parür !

L'ESPION Quand vous aurez dit : Je k veux. Le vaisseau restera là jusqu'à ce que

Jallume un amas de branches sèches au

hoss de ce rocher. Ils sauront alors que l’entreprise a échoué, et ils partiront. Mais les momens sont précieux, sire. Il n'a fallu cinq ans pour obtenir cette minute. faites qu’elle ne soit pas perdue.

NAPOLÉON. Tu m’es dévoné : je le savais. ( Lui préient: nl sa labatière. ) Prends ceci comme un souvenir...

L’espioN. De l'or!

NAPOLÉON. C’est une tabatière.

L'ESPION. Mais en or!

N APOLÉON, g gravant son chiffre dessus avec

un poËr ÇOR . Tiens : mon chiffre est dessus. sat par moi...

L’ESPION. Oh! maintenant! NAPOLÉON. Maintenant , monte sur la barque, et va-t’en. æ

L'ESPION. Sans vous? NAPOLÉON. Sans moi

L'ESPION. C’est vous que je suis venu chercher; je ne partirai Fe sans vous ; il faut que je vous rende à la France ; il faut que je vous restitue au monde. Une grande idée n'est venue ; il faut que je l’accomplisse ; il faut que je délivre l’empereur Napoléon, ou que jy meure! Dans l’un ou l’autre cas, mon nom esffait! il vivra

NAPOLÉON. Ah! de l'ambition! je te croyais dévoué. Je me trompais ..

L’ESPION, Un soir, à Saint-Cloud, cessa mon dévoüiment, qui avait commencé à Toulon. Vous m'aviez laissé La vie, je sauvai la vôtre ; nous étions quittes. Déké jour où je cessai d'etre votre obligé, je devins votre enthousiaste. Sir e; rappelez-vous l’île d'Elbe , vous m’y recütes mieux , et vous revintes en France.

NAPOLÉON. Eh bien! c’est pour cela. Je ne ferais que ce que: j'ai déjà fait : et à quoi bon ? -

L'ESPION. Sire histoire.

pen Et quel chapitre y ajoute-

rais-je ? Ma carrière regorge .. En sortant d'ici, je risque de tomber : en restant je Ris Hionter encore...

; VOUS continuerez votre

L’ESPION. Je te devine, et je t’écoute à genoux. Parle, parle:

NAPOLÉON, /e regardant, C’est cela, tu n'as compris. Vois-tu, ce qui n’est qu'adiiration vulgaire deviendra culte. JésusChrist n’eñt pas fondé une croyance , s il n'avait eu ses quaraute jours de passion... , Or, ma passion à moi... ma croix , c’est Sainte-Hélène : : je la garde, il me la faut.

L'EsPiOx. Kl‘her avait raison graud counne le moude.

NAPOLÉON. M'évader! m’enfuir ! wmanquer ma mort, pour quelques jours, quelques heures peut-etre qui me restent à vivre... Car, | je sens là; vois-tu , tout ce qu'on sent quand on va mourir... Où trouveYaisje un tombeau plus imposant à ton avis? Sainte-Hélène, taillée à pic, n’estelle point un magnifique piédestal pour La statue colossale que i’élèveront un jour les peuples?

L'ESPION. Mais votre fils! votre fils !

NAPOLÉON. Eh bien! mon nom n'est-il pas un assez bel héritage ?

L'ESPION. C’est bien; tout est dit. NAPOLÉON. Où vas-tu?

: tu €s