Un agent secret sous la révolution et l'empire : le Comte d'Antraigues

APPENDICE. 385

que tous ces rois le détestaient, mais qu’il les méprisait tous et saurait s’en faire craindre; qu’il en ferait des exemples qui en imposeraient aux autres, et que pour cette fois ce serait ce pelit queux de roi de Suède qui payerait pour faire un exemple ; que Bonaparte était si furieux qu'il avait donné sa parole à Berthier devant elle qu’il le ferait détrôner ou tuer comme son père, et que, si cela ne corrigeait pas l’empereur de Russie, il lui en ferait autant; mais qu’il n'aurait pas un moment de repos qu’il n’eût détruit le roi de Suède; qu'il ne voulait pas absolument que l'empereur de Russie se mêlit de l’Europe, et qu'il ne le souffrirait pas. « Mais, me dit-elle dix fois au moins, avant un an tout sera fini, Bonaparte veut jouir de la vie et de sa place; mais, pour cela, il lui faut encore une grande guerre et qu'il établisse en Europe ce qu’il veut; cela fait, la paix sera faite et les rois seront altachés à Bonaparte, ou nous les détrônerons et en ferons d’autres, car, de républiques, Bonaparte n'en veut plus nulle part, et nous les détruirons toutes avant peu. »

Mon ami, en vous répélant tous ces propos vingt lois de suile, vous aurez une idée de notre entrevue. Il n’est pas une phrase qu’elle ne m'ait répétée vingt fois dans les trois heures que nous restâmes ensemble. On voit qu'aucune de ces idées ne lui est venue à elle; tout a été placé de force dans sa tête, à force de l'entendre dire à Bonaparte; cela est clair, car elle nous dit quelquefois de ces phrases qui nous étonnent. On croit tenir le fil de quelque chose; on veut la presser, lui faire commenter ce qu'elle dit; mais on est tout attrapé de voir qu’elle ne sent pas la force de ce qu'elle dit, qu'elle ne sait pas la portée des propos qu’elle entend et répète; c’est comme un perroquet.

À midi et demi, d'Aubusson entra lui annoncer Talleyrand, et, quand il me vit là, il rougit comme le feu et eut l'air d'un morfondu ; c’est que je le connaissais; il sait que j'ai en main, de notre vieux ami, de quoi le faire fusiller en vingt-quatre heures; qu'il doit sa vie au père de ... età moi. C'est un lâche d’avoir pris cette place après ce qu’il

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