Bitef

théâtre finalement c’est cela: des gens qui jouent quelque chose, des gens qui représentent quelque chose. Quand on pense à cela, on mesure l’importance des acteurs dans la vie sociale. Les acteurs n’ont pas du tout à se sentir pas très utiles dans la société ou à se penser comme une consommation de luxe. Car la consommation de la fiction dans la société est absolument gigantesque, Il en est de même dans n’importe quel pays. Je pense par exemple à la prolifération du cinéma égyptien. . . Pour revenir à la France, la consommation de la »f iction« acteur est énorme. Il est curieux que les acteurs par habitude ou tradition, éprouvent toujours une sorte de honte, un complexe d’infériorité. Qui peut se transformer aussi en complexe de supériorité, parce que l’un est toujours l’envers de l’autre. Or, ce complexe, ils n’ont pas à l’avoir et ce n’est pas par hasard que sur la consommation de la »fiction acteur« s’est créée une industrie gigantesque, celle du cinéma. Le travail sur la fiction représentée par les acteurs est un travail qui absorbera de plus en plus de gens et qui sera reçu par de plus en plus de gens. Notre fonction dans la société est nécessaire. Aussi nécessaire, disait Vilar, que les services du gaz et de l’électricité. Gérard Belloin: On ne peut pas vivre sans consommer de la fiction.. . Antoine Vitez: Je crois qu’ effectivement la fiction est nécessaire à la vie. Elle est tout à fait indispensable pour comprendre le réel. S’il n’y a pas de fiction, je crois qu’on ne peut pas comprendre le réel. Gérard Belloin: Le théâtre, ce ne saurait être le réel, la vie? Antoine Vitez; Le théâtre, ça sert justement à ne pas être la vie. Ça sert à essayer de se représenter le réel. Si on prend les tragédies de Racine, évidemment personne ne parle comme ses personnages. Ca se passe au 18e siècle, dans un univers mythologique. . . Ce n’est pas notre langage, ce n’est pas notre temps, ça ne raconte pas des histoires de notre temps. . . Enfin tous le éléments d’irréalité sont accumulés. On peut effectivement se demander en quoi ça concerne le travailleur de Villeneuve-St-Georges d’entendre des rois et des princesses qui parlent en alexandrins. On peut se dire qu’il n’en a rien à faire. C’est un raisonnement qui peut séduire. Mais il n’est vrai qu’en apparence. En fait, les choses se passent autrement. Car tous ces éléments d’irréalité qui sont accumulés ne sont pas autre chose que des manières, précisément, d’essayer de se représenter le réel. Il s’agit bien, avec le théâtre, de découper le réel et de le projeter comme sur un écran. Alors on va dire: »pourquoi ne pas montrer le réel lui-même?« Mais c’est que le réel lui-même est, par définition, inaccessible. Il n’est pas appréhendable. On ne peut pas mettre le réel sur une scène. Or, on a besoin de se représenter le monde. De tout temps, ce besoin a existé. C’est un besoin irrépressible. Je me demande si ce n’est pas ce qui caractérise l’humanité ce besoin perpétuellement nécessaire de se représenter le monde. Gérard Belloin: C’est en tout cas une nécessité pour ceux qui veulent le transformer. Antoine Vitez: Oui, et se représenter le monde, c’est essayer de le découper, de le simplifier, d’en faire une forme épurée ou au contraire d'en faire une forme fantastique, de se le

représenter sur Vécran de la mémoire ou sur Vécran d'un projet à venir. Je crois qu’en disant cela, je viens de définir la fiction elle-même. Le plaisir pour moi, le plaisir intellectuel éprouvé dans mon travail, c’est justement de passer d’oeuvres où les éléments d’irréalité sont très nombreux à des oeuvres où ils sont moins nombreux. Prenons une pièce comme »Iphigénie hôtel«: ce sont des Français, ça se passe il n’y a pas très longtemps, ils parlent à peu près comme toi et moi, ils disent des banalités et des bêtises comme toi et moi. . . Et pourtant, là aussi, il y a une représentation du monde, un découpage du réel. On découpe cette banalité, on la monte et on la montre. En définitive, ce n’est pas beaucoup plus réel que Racine. Ce qui est fait avec apparemment du réel, avec du réel reconnaissable n’est au fond pas tellement plus réel que ce qui n’est pas très reconnaissable. Pendant longtemps on a cru que Tchékhov c’était le réel lui-même. Or, quand on regard comment c’est fait, on s’aperçoit que c’est un montage d’éléments qui à mon avis ne le rend pas tellement moins irréel que Victor Hugo. Victor Hugo. . . En voilà un cas intéressant. Il a été un très, très grand écrivain populaire, dans lequel le peuple vraiment s’est reconnu. Des générations de gens de toutes catégories sociales en particulier des couches populaires se sont reconnues dans ses oeuvres. Elles ont vu le monde dans l’oeuvre de Victor Hugo. Or, c’est une oeuvre dont on peut dire qu’elle est à la fois très réaliste et d’une irréalité extravagante. C’est bien en utilisant l’accumulation de données irréelles que Victor Hugo a découpé le réel du monde. Il est curieux de constater que les gens qui ont un tel souci du réel et qui reprocheraient volontiers au théâtre de ne pas être le réel, oublient volontiers ce souci des qu’il s’agit d’un théâtre qui s’affiche comme non réel: par exemple le cirque. Le plasir du clown, le plaisir du comique de gag, c’est un plaisir qui est fondé sur du réel irréalisé, rendu extraordinaire. Et pourtant là on n'est pas choqué. Quand c’est comique finalement, on n’est pas choqué. Quand c'est très tragique non plus. Quand c’est baroque, on est choqué. On est choqué par le baroque, par le mélange des genres. Les oeuvres comiques, les farces ont un immense succès, qu’elles soient théâtrales ou cinématographiques. Laurel et Hardy, c’est un gigantesque succès populaire mondial et personne ne dit pourtant que ce n’est pas vrai. Et pourtant ils racontent bien le monde, Laurel et Hardy. Ils montrent le monde. Ils le découpent. Buster Keaton aussi, d’une manière déchirante. Il nous aide à regarder le monde à une certaine époque du monde aux Etats-Unis. C’est tout à fait précis. Mais ce n’est pas plus le réel que Racine. Je dois dire que je n’ai pas de complexe par rapport à ces choses-là. Je ne peux pas dire que je n’en ai pas eu. Mais je n’en ai plus. Gérard Belloin; Tu pars demain matin pour Moscou monter »Le Tartuffe« de Molière au Théâtre de la Satire. Comment conçois-tu cette mise en scène? Vas-tu monter cette pièce comme tu la monterais à Paris ou, disons, en fonction du public soviétique? Antoine Vitez: Je vais essayer de la monter comme je la monterais à Paris. C’est la règle du jeu que je me suis fixée.