Lettres inédites de Frédéric Gentz à sir Francis d'Ivernois (1798-1803)

ET

nécessaire pour paralyser entièrement la force publique. La sortie d’une escadre de 25 vaisseaux de ligne du port de Brest est un de ces événements qui paraissent insulter à la sagesse humaine. Je sais fort bien que cette entreprise, bien loin d’être un signe de prospérité intérieure, affaiblit de nouveau les bases de la richesse nationale et creuse plus profondément Pabîme dans lequel elle s’engloutit. Mais enfin, aurions-nous cru que le Directoire, dans la détresse pitoyable où il se trouve, saurait encore se ménager les moyens de faire cet armement ? J'avoue que je n’y conçois rien; j'avoue que d’après tous les principes raisonnables ce monstrueux gouvernement devrait être à bout de toutes ses ressources ; mais je pense quelquefois, ne fût-ce que pour nous consoler, à la réflexion ingénieuse que faisait Msr. Mallet-Dupan dans son ouvrage de 1793 !. « Il n’y a plus que les esprits faux qui aient raison, car l’histoire du temps est un tissu d’invraisemblances. »

C’est aussi de ce seul côté que votre ouvrage, d’ailleurs estimé et admiré comme il le mérite par les plus éclairés de nos ministres, a trouvé des contradicteurs dans la bonne classe (car vous devez vous attendre à être honoré de la haine de tous ceux qui sont plus ou moins amis des révolutions); j’ai tâché souvent de vous défendre de cette critique, en faisant remarquer que vous étiez bien loin d’annoncer le jour et l’heure, cù le Gouvernement français arriverait à sa dissolution, et l’impossibilité de se maintenir longtemps dans une situation comme celle de la France. Encore ces jours-ci un homme respectable, et du petit nombre de ceux qui sont dignes de vous lire, m’a répondu : « Je voudrais qu’il ait raison sur ce point-là, comme il a raison sur tout le reste; mais je ne le crois pas. »

Encore une fois, pardon de ma franchise ! Mais comme c’était la seule objection que des hommes d’un certain poids vous ont faite, la seule sur laquelle il me reste quelques doutes à moi-même, je crois que j'ai bien fait de ne pas vous la taire.

J'ai lu avec un intérêt mêlé de regrets les articles que

1. Considérations sur la nalure et la durée de la révolution de France. Londres et Bruxelles, 1793.