Lettres inédites de Frédéric Gentz à sir Francis d'Ivernois (1798-1803)

Ur un moment aussi critique que le moment actuel, il était entouré d'hommes capables d’apprécier le danger et de le braver, il ferait peut-être quelque chose contre l’ennemi commun de tous les gouvernements, et je crois fermement que, tout affaibli qu’il doive se sentir du côté des ressources pécuniaires, il pourrait encore rendre des services à l'humanité. Mais, malheureusement, ce n’est pas là la situation dans laquelle il se trouve.

D'abord notre département des Affaires étrangères est littéralement à genoux devant le Directoire. Si l’envoyé de France nous ordonnait de faire sortir de la ville tel ou tel jour toute la garnison de Berlin, on démontrerait au Roi que les circonstances ne permettaient quère de s'opposer à la volonté du citoyen Gaillard’; et elle sortirait. De l’autre côté, si on pouvait sauver la ville de Londres elle-même d’une conflagration universelle, en faisant marcher deux mille hommes d'ici à Hambourg, croyez-moi, Monsieur : ils ne marcheraïient pas. — Vous ne sauriez vous imaginer toutes les humiliations, grandes et petites, que nous avons essuyées à l’occasion de républicaniser le duché de Gueldres et la province de Clèves ?, avant la cession formelle qui ne pouvait se faire qu’à Rastadt. Eh bien! Ces Français ont organisé (ce qui veut dire : désorgan'sé) ces provinces, malgré les protestations les plus vigoureuses des Administrations locales, ces protestations ne trouvant jamais le moindre appui dans le ministère. — Il ÿ aurait un livre à faire de toutes ces abominations.

La masse des habitants de ce pays se divise, par rapport aux principes politiques, en deux sections très inégales. La grande, la très grande majorité est dans une indifférence, dans une apathie absolue, même, pour la plupart, dans une ignorance grossière relativement aux affaires étrangères ; elle ne soupçonne pas même le danger qui nous menace. I] faut ranger

1. Antoine-Bernard Caïllard (1787-1807), ministre plénipotentiaire de France à Berlin (1795-1800).

2. Par le traité de Bâle des parties de Gueldres et de Cleves avaient été cédées à la France.