Mémoire sur la Bastille

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sollicité à Versailles ma détention ; que le ministère de France n’avoit pu refuser cette condescendance à un philosophe aussi important, et que les portes de ma geôle n’avoient pas pu s’ouvrir sans l’aveu de celui par l’ordre de qui elles s’étoient fermées.

Mais quelle apparence qu’un législateur aussi équitable, aussi bienfaisant chez lui, se fût abaissé jusqu’à solliciter une injustice, uné oppression pour son compte chez autrui? Quelle apparence qu'ayant fait tout récemment à l’auteur des Annales l'honneur d’en adopter même les expressions dans une de ses lois, il se fût permis un caprice

1. Voyez le tome VII des Annales politiques, etc., p. 334. (Linguet.) — Il faut lire pp. 433 et 434. — Linguet cite le célèbre rescrit par lequel Frédéric II donnait raison au meunier contre ses juges de tous degrés, y compris le chancelier, et rappelait à ses tribunaux que « le paysan le plus dénué, un mendiant même, est un homme aussi bien que le roi ». Voici, en regard, le passage des Annales auquel fait allusion Linguet, et le passage du Rescrit de Frédéric II :

« Le voleur qui aborde un passant avec des pistolets ne lui ôte pas le pouvoir de le prévenir... Mais le juge, c’est sans danger, c'est avec des formes, c’est de sang-froid qu'il tue... Un juge négligent est un homme bien dangereux, mais un juge prévaricateur

« Un tribunal qui commet des injustices est plus dangereux qu’une bande de voleurs; on peut, au moins, se mettre en défense contre ceux-ci; mais il n’y a point de ressource contre des prévaricateurs qui couvrent leurs passions du nom de la justice : les plus infâmes bri-