Mémoire sur la Bastille

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de quelle terreur, de quelle accablante indignation ces lâches aveux devoient remplir mon âme. C’étoit donc un éclat futur et incertain qui déterminoit ma servitude présente. Après m'avoir immolé à une vengeance injuste, on en éternisoit les effets uniquement pour la tranquillité de mes oppresseurs. Suivant leur rituel politique je devois être captif tant que je serois à craindre, c’est-à-dire tant que mon âme ne seroit pas avilie, ou mes organes dérangés, ou au moins mes foibles talens détruits par les glaces de l’âge et les convulsions du désespoir.

Quelle inconcevable destinée ! Quand il sétoit agi de m’enlever mon état pour complaire à une troupe d’assassins en robe, un avocat général, leur complice, n’avoit pas eu honte de dire en plein tribunal, en pleine audience, « qu’on ne pouvoit pas me laisser, à cause des troubles que je ne manquerois pas d’exciter un jour !», dans je ne sais quel

1. Voyez l’Appel à la Postérité, p. 35. (Linguet.) Voici le passage : « Le sieur Séguier..…., dans des conclusions concertées et rédigées à la hâte (ce sont ses termes dans le réquisitoire aussi imprime ensuite de la dénonciation), déclara qu’il adoptoit [les accusations présentées par le bâtonnier Lambon], parce que « ceux qui les présentoient avoient de tous temps mérité la confiance de la cour ». Il ajoute que, quand le passé ne suffirait pas pour motiver l’exclusion du suppliant, on ne pourrait pas davantage le conserver « dans un corps dont il ne manqueroit pas de troubler l'union. »