Mémoire sur la Bastille

LINGUET 7!

et périlleux incognito; si l’on ne couvroit de ce voile funèbre que des hommes dévoués par l’énormité de leurs forfaits à un supplice prochain, ou des intrigans que leur naissance, ou leurs richesses, ou leurs relations, rendissent redoutables, on auroit au moins une excuse ou un prétexte.

Mais la Bastille, comme la mort, égalise tous ceux qu’elle engloutit : et le sacrilège qui a médité la ruine de sa patrie; et l’homme courageux qui n’est coupable que d’en avoir défendu les droits avec trop d’ardeur ; et le lâche qui a trafiqué des secrets de l’État; et celui qui a dit aux ministres des vérités utiles, mais contraires à leurs intérêts; et celui qu’on enchaîne, de peur qu'il ne déshonore sa famille par des crimes; et celui dont on ne redoute que les talens, sont tous plongés dans les mêmes ténèbres !.

1. Cela n’est pas tout à fait exact. On verra plus bas en faveur de qui, et dans quels cas ces ténèbres s’éclaircissent. Ainsi je ne prétends pas qu’il n’y ait jamais d’exception; je parle du régime général, de ce que j'ai éprouvé personnellement, de ce que l’on m'a dit sans cesse être le costume habituel et l’ordre commun de la maison. On sent bien que C’est surtout à l'innocence qu’il doit être funeste, Dans des rigueurs dont le caprice dispose, il n’y a que la protection qui puisse procurer des dispenses; or, dès qu’un homme innocent est à la Bastille, il est bien clair ou qu’il n’a pas de protecteurs, où que ses protecteurs sont moins puissans que ses ennemis. C’est donc surtout pour lui qu’est préparé l'abominable régime dont il est ici question. (Linguet.)