Mémoire sur la Bastille

72 MÉMOIRES SUR LA BASTILLE

Et qu’on y songe bien, elles sont doubles : elles empêchent de voir, comme d’être vu; non seulement elles ôtent au prisonnier la connoissance de ce qui peut l’intéresser personnellement, la faculté de régler ses propres affaires, de prévenir, par des arrangemens définitifs ou provisoires, sa ruine, et celle quelquefois de ses correspondans; celle surtout d’éclairer ses protecteurs, de désarmer ses ennemis; enfin, tout ce qui pourroit l’occuper utilement; mais elles lui dérobent jusqu’à laspect des affaires publiques qui pourroit le distraire. Devenu étranger à l’univers entier, on ne lui permet pas même de s’informer de ce qui s’y passe. Il y a peut-être dans ces cachots tel homme qui fatigue journellement de ses prières Louis XV et le duc de La Vrillière : il se croit encore enchainé par eux; il est sans cesse à genoux devant ces deux fantômes dont il n’existe plus que la mémoire; et les officiers du lieu, témoins de son erreur, ont la stupide délicatesse ou le scrupule barbare de ne pas l’en tirer.

De cette ignorance active et passive il résulte des effets infiniment funestes pour l’infortuné ainsi abusé. S'il n’a été sacrifié, par exemple, qu’à la vengeance personnelle d’un homme en place, il n'est point soulagé par la chute même de ce colosse, dont la prospérité l’a écrasé. Il ne peut pas s’en prévaloir par lui-même, puisqu'il n’en est pas