Mémoire sur la Bastille

LINGUET 73

_ instruit, s’il n’a pas des amis ardens : si sa famille est timide, ou obscure, ou indifférente, ou éloignée, l’oppression reste la même quoique loppresseur soit évanoui, le successeur songe bien plutôt à user de la même ressource qu’à redresser les torts qu’elle a produits. Le prisonnier reste à la Bastille, non pas parce qu’on désire qu’il y soit, mais parce qu’il y est; parce qu'on l’oublie; parce que les bureaux ne sont pas sollicités, et que rien n’égale la difficulté de sortir de ce puits meurtrier, si ce n’est la facilité d’y tomber.

J’en puis citer un exemple autre que le mien, et sans compromettre personne, De mon temps, la Bastille recéloit un Genevois nommé Pélisseri. Son crime unique étoit d’avoir fait quelques remarques financières sur les opérations de M. Necker. Quand un hasard très singulier m’en a instruit, il y étoit depuis trois ans : il y est peut-être encore, et ne connoît ni la subversion de sa patrie, ni celle du ministre qu’il accuse avec raison de la sienne. Il ne sortira que quand un autre hasard, ou peut-être la mention que j’en fais ici, rappellera sa mémoire aux cerveaux mobiles qui maîtrisent l’immobilité de la Bastille : peut-être enfin sentira-t-on combien il est affreux d’éterniser ainsi, au nom de l’État, la vengeance personnelle d’un administrateur passager; de punir un étranger, un homme honnête, d’avoir été assez éclairé pour pressentir ce que le

10