Mémoire sur la Bastille

LINGUET 73

nière goutte la mesure de fiel que le despotisme et la haine lui ont préparée.

Ses lettres, quand on ne lui enlève pas la faculté d'écrire, passent toutes ouvertes à la police; ou bien elles y sont décachetées. C’est, pour les préposés à ce triage, un amusement que la lecture de ces douloureuses lamentations : ils se divertissent un moment du ton sur lequel chacun des encagés soupire ; et puis on enliasse soigneusement le produit épistolaire de chaque jour, non pour en faire usage, mais pour l’enterrer dans des dépôts inconnus ou le brûler; ni le prisonnier qui a écrit, ni ceux à qui il écrit, n’en entendent jamais parler.

Dans les premiers temps de ma détention, j’avois imploré les bontés des princes de la famille royale (25); instruit dès auparavant que Monsieur et Mgr le comte d'Artois m’honoroient de leur estime, je m’étois flatté que dans mon malheur ils ne me refuseroient pas leur bienveillance. Je leur avois écrit : les lettres étoient cachetées; le lieutenant de police, quelque temps après, me dit qu’il les avoit lues, mais non pas rendues, qu'on ne le lui avoit pas permis; et, sur ce que je lui observai que, puisqu'il en savoit le contenu, il pouvoit en informer les princes généreux à qui il les avoit soustraites, il me répondit qu’il n’approchoïit pas de ces puissances. Et l’homme à qui l’accès de ces puissances étoit interdit avoit celle de décacheter leurs