Mémoire sur la Bastille

LINGUET 79

En hiver, malheur à l’infortuné qui ne peut pas se procurer l’argent nécessaire pour suppléer à ce que l’on distribue de bois au nom du roi! Autrefois il se distribuoit sans compte et sans mesure, en raison de la consommation de chacun. On ne chicanoit pas d’ailleurs des hommes privés de tout, et réduits à une immobilité si cruelle, sur la quantité de feu qu’ils croyoient nécessaire pour décoaguler leur sang engourdi par l’inaction, ou volatiliser les vapeurs condensées sur leurs murailles : le prince vouloit qu’ils jouissent de ce soulagement, ou de cette distraction, sans en restreindre la dépense.

L’intention est sans doute encore la même; les procédés sont changés. Le gouverneur actuel a fixé la consommation de chaque reclus à six bûches, grosses ou petites; on sait qu’à Paris les bûches d'appartement ne sont que la moitié de celles de commerce, parce qu’elles sont sciées par le milieu: elles n’ont qu'environ dix-huit pouces de longueur. L’économe distributeur a soin de faire choisir dans les chantiers ce qu'il est possible de trouver de bois plus mince, et, ce qui est aussi incroyable que vrai, de plus mauvais. Il fait prendre, par préférence, les fonds de piles, les restes de magasins, dépouillés par le temps et l’humidité de tous leurs sels, et abandonnés par cette raison à bas prix aux ouvriers tels que les brasseurs, les boulangers, à qui il faut un feu plus clair que substan-