Mémoire sur la Bastille

LINGUET 87

qu’attiroient mes questions à ce sujet n'étoient propres qu’à confirmer mes alarmes : car, quand ces hommes raffinés dans l'art de meurtrir les âmes trouvent l’occasion de mêler au silence habituel qui tourmente une franchise simulée qui puisse désespérer, ils ne la manquent pas; qu'ils parlent ou qu’ils se taisent, ils ont grand soin que leur activité soit cruelle, comme leur inaction.

C’est par ces manœuvres qu’un père et un fils, un mari et une femme, des parentés entières, peuvent peupler à la fois la Bastille, sans se douter qu’ils aient auprès d’eux des objets si chers; ou y languir, dans la persuasion qu’une détresse commune enveloppe toute la famille, quoiqu’une partie s’y soit soustraite. Quand un gouverneur de Saint-Domingue jugea à propos, il y a quelques années, de se défaire, un matin, de toute la justice d’une de ses villes, et d’emballer un tribunal entier pour le renvoyer en France sur le même vaisseau, on mit, tout en arrivant, ce parlement américain à la Bastille 1.

1. Les milices instituées à Saint-Domingue pendant la guerre contre l’Angleterre, supprimées ensuite après la paix de Paris (1763), avaient été rétablies par une ordonnance de 1768. Le conseil supérieur de Port-au-Prince protesta dans les termes les plus respectueux et sans donner la moindre publicité à cette protestation. Le chevalier de Rohan, gouverneur général, obtint contre tous les officiers du conseil supérieur des lettres de cachet qui furent exécutées mi-