Mémoire sur la Bastille

LINGUET 89

des tours. Il m’étoit facile par là de supputer combien j’avois de voisins, et c’étoit une nouvelle source de convulsions.

Sentir que l’on a sur sa tête ou sous ses pieds un être malheureux à qui l’on pourroit donner, ou de qui l’on pourroit recevoir du soulagement; l'entendre marcher, soupirer; penser qu’on n’en est éloigné que d’une demi-toise, combiner sans cesse le plaisir de franchir cet espace et l'impossibilité d’y réussir; avoir également à s’affliger, et du fracas qui annonce un nouveau venu, condamné à partager vos fers sans les alléger, et du silence de ces cachots, qui vous avertit qu'un des compagnons de votre misère a été plus fortuné que vous, c’est un supplice dont on ne peut pas se former d'idée : ce sont ceux de Tantale, d’Ixion, de Sisyphe, réunis.

Et il en occasionne quelquefois un plus horrible encore. Je ne puis douter que le camarade qui occupoit la chambre au-dessous de moi ne soit mort, naturellement ou non, pendant mon séjour 1. Une nuit, vers deux heures du matin,

1. Du 27 septembre 1780 au 19 mai 1782 le registre de sortie de la Bastille ne porte aucune croix (indication de mort). Mais plus d’un détenu, sorti pendant cet intervalle de temps, n’a fait qu’échanger la Bastille pour une prison encore plus dure. Par exemple, le 15 novembre 1781, le soi-disant comte de Garathy est transféré à Bicètre, la soidisant comtesse à la Salpètrière. D’autres partent pour Saint-

12