Mémoire sur la Bastille

LINGUET 91

ni l'habitude servile de l’obéissance énervé la sensibilité, seroient tentées de se soustraire par un effort passager à cette longue suite d’agonies; et c’est précisément ce qu’ils ne veulent pas : ils craignent encore plus qu’un de leurs concitoyens ne se dérobe aux horreurs dont ils le nourrissent par la mort que par la fuite. Ces Phalaris redoutent surtout qu’on ne sente pas assez longtemps le feu de leur taureau, et, par un art qui ne peut se trouver qu'à la Bastille, les précautions mêmes qu’ils multiplient contre ces prétendus accidens sont aussi humiliantes que douloureuses, aussi propres à entretenir le désir de la catastrophe qu’elles préviennent qu’à en empêcher lexécution !.

J'ai dit qu’on ne laissoit à un prisonnier ni ciseaux, ni couteaux, ni rasoirs. Ainsi, quand on lui sert les alimens que ses larmes arrosent ou que ses soupirs repoussent, il faut que le porte-clefs lui coupe chaque fois ses morceaux; et il se sert d’un couteau arrondi par le bout, qu'il a soin chaque fois de remettre dans sa poche après la dissection.

1. On n’a qu’à parcourir les seize volumes des Archives de la Bastille publiées par François Ravaisson pour constater que les suicides ou les assassinats, soit tentés, soit accomplis à la Bastille, justifiaient les précautions de l'état-major et des gardiens. Voir aussi La Bastille dévoilée, 1" livraison, p. 48; les Mémoires historiques sur la Bastille, t. 1, pp. 181 et 371.