Mémoire sur la Bastille

LINGUET 93

Je fait, que cette vigilance a autant pour objet la sûreté des gardiens que celle du captif lui-même. Quel attentat redoute-t-on d’un homme chargé de chaînes appesanties avec tant d’art, pressé par tant de murs, entouré de tant de gardes, isolé avec tant de scrupule? Mais, quel que soit le motif qui fait craindre de laisser de si foibles ressources à sa portée, il est évident que c’est son désespoir que l’on redoute : or on sait que ce désespoir n'est le fruit que des tortures réfléchies dont on l’accable; et ce n’est que parce qu’on veut déchirer impunément son cœur qu'on veut aussi que sa main soit impuissante.

J'ai beaucoup parlé jusqu'ici des porte-clefs, sans en indiquer l'emploi. Ce sont les subalternes chargés de ce qu’on appelle le service des tours, c’est-à-dire des prisonniers; et il est bref : il se réduit à distribuer les alimens dans chacune des mues dont le district leur est confié. Ils y entrent trois fois par jour : à sept heures du matin, à onze, et à six du soir. Ce sont là les heures du déjeuner, du diner et du souper. On les veille pour s’assurer qu’ils ne restent que le temps à peu près de déposer leur fardeau. Ainsi, sur les vingtquatre siècles qui composent une journée, ou plutôt une nuit à la Bastille, un prisonnier n’a que ces trois courtes distractions.

Les porte-clefs sont dispensés même de faire