Mémoire sur la Bastille

LINGUET 99

bien, que cette abondance pour ceux à qui on l'accorde? Je n’ose le décider : si elle a quelqué chose de moins humiliant, elle peut aussi cacher des pièges bien redoutables. J’ai connu des gens qui, dans tout leur séjour à la Bastille, n’ont vécu que de lait; d’autres, tels que M. de La Bourdonnais, ont sollicité et obtenu la permission de se faire apporter des alimens de chez eux; elle m’a été constamment refusée, et même pendant huit mois celle de me faire acheter quoi que ce soit, sans exception, comme je l’ai dit, quoique j’eusse de l’argent déposé entre les mains des officiers du château.

J’y suppléoïis par une attention scrupuleuse à ne manger jamais que très peu de chaque plat, à laver dans plusieurs eaux ce qui me paroissoit suspect; et je n’ai pas pu, malgré ces précautions, éviter ce que je redoutois avec trop de raison. Le huitième jour depuis mon entrée, j’ai eu des coliques et des vomissemens de sang qui ne m’ont presque plus quitté, et dont les accès, redoublés de temps en temps, déceloient un renouvellement de causes.

Je ne me suis ni mépris ni tu sur ces causes. J’ai écrit cent fois au lieutenant général de police que Pon m’empoisonnoit; je l’ai dit verbalement à son substitut; je l’ai dit au médecin, au chirurgien, aux officiers de la maison eux-mêmes : un rire insultant est la seule réponse que j'aie jamais reçue.