Mémoire sur la Bastille

LINGUET 107

Et ne pensez pas qu’il en jouisse autant qu’il le youdroit. On mesure avec économie le temps où il lui est permis de venir y lever les yeux vers le ciel, qu’il ne découvre qu’à moitié. Cette mesure dépend du nombre des aspirans. Comme l’un ne descend jamais que l’autre ne soit remonté, et que, grâce aux lettres signées Amelot, cet entonnoir commun est le seul qui reste à leur partager, si la Bastille est fort peuplée, les portions sont plus petites. Je m’apercevois de l’arrivée d’un nouvel hôte, ou d’un nouveau promeneur, par le contingent que l’on me faisoit fournir à ses plaisirs.

Mais gardez-vous d’imaginer encore que la jouissance de ce soulagement ainsi modifié soit paisible et complète. Cette cour est l’unique chemin de la cuisine, des visites que reçoivent les officiers du château; c’est par là que passent les pourvoyeurs de toute espèce, les ouvriers, etc. Or, comme il faut surtout qu'un prisonnier soit invisible, et qu’il ne voie rien, quand il se présente des étrangers on l’oblige de s’enfuir dans ce qu’on appelle le cabinet. C’est un boyau de douze pieds de long, sur deux de large, pratiqué dans une ancienne voûte. C’est là le cabinet où, à l'approche d’une botte d’herbes, il faut se recéler au plus vite, avec le soin d’en fermer scrupuleusement la porte sur soi, car, au moindre soupçon de curiosité, la moindre punition seroit une clôture abso-