Mémoire sur la Bastille

LINGUET 117

plus porté à le croire qu’on l’est aussi à soupçonner de l’exagération dans les plaintes du prisonnier; que la négligence de sa parure, l'abattement habituel de sa personne, le serrement non moins habituel de son cœur, ne permettent pas de remarquer d’altération sur son visage, ni dans son pouls : lun et l’autre sont toujours ceux d’un malade; ainsi il a la triple douleur : 1° de son mal; 2° de se voir soupçonné d’imposture, et l’objet des railleries ou des duretés des officiers, car les monstres, dans ces cas-là, s’en permettent ; 30 d’être privé de tout soulagement jusqu’à ce que la maladie devienne assez violente pour le mettre en danger.

Alors, même si on lui donne quelques remèdes, ee n’est pour lui qu’un tourment de plus : il faut songer à la police de la maison : chaque prisonnier, enfermé à part, seul jour et nuit, malade ou en santé, ne voit, comme je l’ai déjà dit, son porteclefs que trois fois par jour. Lui donne-t-on un médicament, on le pose sur sa table, et l’on s'en ya. C’est à lui à le faire chauffer, à le préparer, à se gouverner, quand il opère : heureux si le cuisinier, dérogeant à la règle, a la générosité de lui réserver un bouillon, le porte-clefs celle de le lui porter, et le gouverneur celle de le permettre. Voilà comment sont traités les malades ordinaires, ceux qui conservent assez de forces pour se traîner du lit à la cheminée.