Serbes, Croates et Bulgares : études historiques, politiques et littéraires

LA LITTÉRATURE SERBO-CROATE 45

Chocim ; il le montre chevauchant au milieu de monceaux de cadavres, transperçant les cœurs de sa lance, moissonnant les vies avec son sabre. La réalité racontée par un témoin polonais, Jacques Sobieski, castellan de Cracovie, s'accorde mal avec ces fantaisies épiques. La vérité, c’est que le prince fut malade pendant l'expédition et qu’il resta couché dans le camp tandis que ses compatriotes se battaient. Gundulié est un humaniste assez éclairé; mais il a parfois de singulières ignorances ; ainsi il met l’Attique au nord de la Thessalie, erreur plus excusable, à vrai dire, que celle de Shakespeare qui fait échouer des vaisseaux sur les côtes de la Bohème, de Calderon qui fait couler le Danube entre la Russie et la Suède. La géographie du lointain septentrion échappe encore plus complètement au poète ragusain. Il fait du roi de Pologne le souverain de la Nouvelle-Zemble et il peuple cette contrée de galants héros qui entreprennent des pèlerinages d'amour en l'honneur d’une beauté persane. En revanche, Gundulié connaît bien ses voisins les Turcs, mais pas leurs femmes, auxquelles il prête à tort des caractères et des aventures romanesques. Son poème a pour sujet un épisode contemporain, comme les Lusiades de Camoëns. Le poète portugais fait un abus effroyable de la mythologie classique. C’est un défaut que Gundulié a eu la sagesse d'éviter. Il n’y a dans l’Osmanide qu'un épisode surnaturel; mais il se passe dans l’enfer chrétien. ]

On a reproché au poème de manquer d'unité, de disperser l’intérêt, tantôt sur Ladislas, tantôt sur Osman; on a même supposé que nous avions affaire à deux poèmes différents réunis par quelque caprice inexplicable. Au fond le vrai héros de l’Osmanide est la nation slave luttant contre la domination musulmane, de même que chezle Tasse au-dessus des Armide et des Clorinde plane la grande idée des Croisades. Malgré d’incontestables défauts de composition etde style, maloré des lacunesirréparables, l’'Osmanide reste une œuvre très remarquable qui mériterait d’être connue en Occident.