Bitef
quiétant: la transposition, sur le mode comique, d'une tragédie enracinée dans le fantastique. C'est là le coup de génie, mais c’est aussi l’origine du scandale. On n'a pas pardonné, entre autres choses, que cette oeuvre (qui s’ouvre et se clôt sur le valet bouffon), que cette oeuvre qui commence par une provocation bouffonne (l’éloge du tabac dont l’Eglise et les dévots interdisaient l’usage) se terminât par une autre provocation bouffonne: Sganarelle réclamant son salaire au moment où s’ébranle le tonnerre de Dieu. Or cette comédie - puisque c’en est une - entièrement articulée sur le couple valet - maître qui ne quitte pratiquement pas la scène, aussi indissociable que le couple de Don Quichotte et de Sancho Pança, trouve dans ce couple étonnant, sa pierre angulaire -, la raison première de son unité profonde. Tout s'organise, se noue, s'architecture sur lui, magistralement. Le miracle, c'est que cet ensemble complexe se tient dans un équilibre prodigieux. Un équilibre essentiellement fondé sur le mouvement, et un mouvement qui est
double: mouvement de quête, et mouvement de fuite. Don Juan chasse, cherche, poursuit, et voudrait conduire sa quête au-delà même des frontières du monde. Et Don Juan fuit: on le poursuit, et on le traque. Elvire, frères d'Elvire, créanciers, le pere, et la Statue pour finir, voila la meute. Comme la tragédie grecque, cette comédie est régie par le cheminement inexorable d'une fatalité en marche, dont les signes s'accumulent, - naufrage en mer, menaces de la loi et du Pouvoir, menaces du Ciel-, Les voix d'Elvire, de Sganarelle, du père, du Commandeur, scandent la marche de ce Destin. Rencontres (le 3ème acte), et visites (le 4ème) constituent les étapes de ce mouvement irréversible. Autour de Don Juan le filet se resserre, jusqu'au tonnerre final. Voilà pour la trop fameuse unité d’action que des générations de cuistres ont déclarée maltraitée dans cette pièce. Pour le lieu et le »temps«, le même traitement génial. Don Juan se joue de l’espace comme il affronte le temps. Il est vrai que Molière, jouant car-
rément le jeu de la pièce à machines, multiplie lieux et décors pour plaire à un public friand de machinerie. Mais il est vrai surtout que la quête de don Juan, comme celle de Don Quichotte son compatriote, a besoin de se déployer dans l’espace. Le monde est son théâtre, l’univers, - la terre et »les autres mondes« - le champ illimité, et en partie imaginaire, de son action, de son désir. Nous sommes, avec Don Juan, dans une conception picaresque du monde. L'aventure est partout, à tous les carrefours d’un monde qui n’épuisera jamais le champ des possibles, d’un monde grouillant d'événements à naître, où, comme à la Samaritaine, »il se passe à chaque instant quelque chose«, un monde où tout peut encore, à tout instant, survenir. Et les »lieux« du théâtre, ces lieux de Don Juan, lieux forains aù les personnages se recontrent et se heurtent comme par miracle ou comme sur un marché, sont la métaphore d’un univers où tout communique et s’échange. Quant au temps, le temps de Don Juan est un temps éclaté. Avec un peu de bonne volonté,
on peut enfermer la pièce dans les 36 heures réglementaires: le matin pour l'acte I, l'après-midi pour le II et le 111, le soir pour le IV, le lendemain pour le V. Mais ces chicaneries scolastiques n’ont pas grand intérêt. En fait la pièce se déroule tout entière dans un temps qui n’a rien à voir avec celui des trois unités. Le temps de Don Juan est une suite d’instants, une collection d’instants, - toujours la collection-. Refusant les mirages de l’éternité, Don Juan ne croit qu'au temps des hommes, cette durée à parcourir qui est aussi celle de la jouissance terrestre. Bref, aux frontières du réel et du songe, jouant à son gré du temps et de l’espace, usant avec complexité de tous les jeux que permet la machine théâtrale, Don Juan, la première grande pièce française en prose, est sans doute aussi la seule (avec l'lllusion Comique de Corneille, qui n’a pas la même amoition), à nous proposer la figure exemplaire d’une grande dramaturgie baroque. □ Gilles Sandier