Serbes, Croates et Bulgares : études historiques, politiques et littéraires

LA GUZLA DE MÉRIMÉE 151

de Maistre, La Jeune Sibérienne), Wladimir, Nastasia, etc... Mérimée, comme nous le savons par sa correspondance, n’apprit le russe que vers 18/8. Il avait sur le monde sudslave des idées aussi vagues que le poète russe Pouchkine dont l’érudition était absolument incapable de contrôler l’authenticité de La Guzla. Il en traduisit naïvement quelques morceaux sous ce titre: Chants des Slaves occidentaux.

Le dernier biographe de Mérimée, M. Filon, dit à propos du succès de La Guzla en Russie et notamment auprès du poète Pouchkine : « Ce fait donne à réfléchir : lorsque le génie d’une grande race représentée par son poète le plus illustre, se reconnait dans une manifestation littéraire, personne n’a plus le droit de mépriser cette manifestation, pas même celui qui en est l’auteur. » Une grande race se divise en un certain nombre de peuples fort éloignés les uns des autres, absolument différents de culture et de littérature. À certaines époques de l’histoire, ces peuples s’ignorent absolument. D'ailleurs dans le peuple ou même chez les lettrés, il n’est rien d'aussi facile à faire admirer qu’une mystification littéraire. Une dizaine d’années avant l'apparition de La Guzla le Tchèque Hanka avait publié un recueil de chants épiques et lyriques soi-disant datant du moyen-âge et dont il montrait le manuscrit, soi-disant original, qui est toujours conservé au Musée de Prague. Tchèques, Polonais, Russes, Serbes, tout le monde s’y est laissé prendre et moi aussi dans ma jeunesse. Il y a trente et quelques années une bande d’imposteurs bulgares sous les auspices d’un nommé Verkovitch, a lancé dans les pays balkaniques un prétendu Veda Slave qui a fait bien des dupes à Sofia, à Belgrade, à Prague, à Pétersbourg et même à Paris. Mon excellent prédécesseur au Collège de France, A. Chodzko s’est brouillé avec moi parce que je me refusais à partager son admiration’. Qui done a dit : « Mundus vult decipi. Decipiatur mundus ? »

1. Voir dans mes Nouvelles Études Slaves, l'essai intitulé : Un essai de mystification littéraire (Paris, Leroux, 1880).