Correspondance inédite de La Fayette : lettres de prison, lettres d'exil (1793-1801)
46 CORRESPONDANCE DE LA FAYETTE
Sur un autre point encore son jugement se trouva en défaut. Il ne put méconnaître combien plus facile était la révolution en Amérique qu’en France ; mais il est si mauvais juge, même en son propre pays, qu'il pense encore, en 1787, que chez nous la révoluüon sera lente, pacifique, et ne froissera que peu de monde. Les avertissements contraires ne manquaient pas. Déjà, en 1743, M" de Tencin disait : « À moins que Dieu n'y mette la main, il est impossible que l’État ne culbute’.» D'Argenson dit, la même année : « La révolution est certaine dans cet État-ci: il s’écroule par les fondements*?. » En 1762, Rousseau annonce comme prochaine la ruine des monarchies®?. En 1778, Voltaire regrette de mourir avant d’avoir vu « ces belles choses » qu'il prédit aux jeunes gens.
Mais La Fayette n’a peur de rien : « Le génie français est vif, entreprenant et enclin à mépriser ceux qui gouvernent. Les esprits commencent à s’éclairer par les ouvrages des philosophes et l'exemple d’autres nations. Les Français sont aisément excités par un noble sentiment d'honneur, et s’ils sont esclaves, ils n'aiment pas à en convenir. Les habitants des provinces reculées sont dégoûtés par le despotisme et les dépenses de la cour, de sorte qu'il y a un étrange contraste entre le pouvoir oriental du roi, le soin des ministres pour le conserver intact, les intrigues et la servilité d'une race de courtisans, d’une part, et, de l’autre, la liberté générale de penser, de parler, d'écrire, malgré les espions, la Bastille et les règlements sur la librairie. L'esprit d'opposition et de patriotisme répandu dans la première classe de la
. SAINTE-BEUVE, Lundis, II, 296.
1 2 Mémoires, IV, 83. 3. mile, III, note.