Les philosophes et la séparation de l'église et de l'état en France à la fin du XVIIIe siécle

2 ALBERT MATHIEZ,

Nous ne serons jamais assez reconnaissants à la génération des philosophes de ce qu'ils ont fait pour afranchir l'esprit humain des croyances superstitieuses et la société civile des tyrannies sacerdotales. Mais ce n’est pas diminuer le mérite de ces grands bienfaiteurs que de refuser de les considérer comme des négateurs systématiques de l'idée et de l'institution religieuses. Anticléricaux, ils le furent abondamment, irréligieux, très rarement, désireux de faire passer leur irréligion dans les lois, jamais. Tous, à des degrés divers, mais sous des formes assez voisines, tous firent profession de croire à la nécessité d’une religion pour la socièté, pour le peuple, même ceux qui étaient de purs mécanistes en philosophie, même les athées. Aucun de ceux, assez rares, qui estimaient la religion mauvaise en soi, n’a formulé cette espérance, exprimé ce désir : la séparation de l'Église et de l'État. Aucun, à ma connaissance, ne crut immédiatement possible ni souhaitable l’organisation d'un état neutre, indiffrent aux dogmes, à tous les dogmes, comme aux pratiques cultuelles. Aucun n'eut l’idée de reléguer complètement la religion dans la catégorie de ces choses privées dont la société n’a pas à S’occuper et qui doivent échapper par leur nature à son contrôle. Aucun n'a donné à ses compatriotes le conseil de rompre sur-le-champ avec le catholicisme et de lui enlever tout caractère officiel.

Montesquieu a criblé d'épigrammes le clergé de son temps dans l'Esprit des lois comme dans les Lettres persanes. Il a dénoncé l'oisiveté des moines, mis en relief les dangers de la mainmorte : « Les dervis », écritson Persan, « ont en leurs mains presque toutes les richesses de l'État; c'est une socièté de gens avares qui prennent toujours et ne rendent jamais. Ils aceumulent sans cesse les revenus pour acquérir des capitaux. Tant de richesses tombent, pour ainsi dire, en paralysie; plus de circulation, plus de commerce, plus d'arts, plus de manufactures »!. 11 veut que les biens d'Église paient l'impôt comme les biens des simples particuliers et que des bornes soient mises à leur accroïssement?. Il flétrit l’Inquisition à maintes reprises, notamment dans sa spirituelle « très humble remontrance aux inquisiteurs d'Espagne et de Portugal »°. Il a plaidé éloquemment la cause de la tolérance, mais il n’a même pas demandé la liberté et l'èga- |

1. Lettre 117. 2. Esprit des lois, livre XXV, ch. v. 3. Livre XXV, ch. x.