Les philosophes et la séparation de l'église et de l'état en France à la fin du XVIIIe siécle

42 ALBERT MATHIEZ.

est à la fois religieux par la mission morale qui est sa raison d'être et antireligieux par son action nécessaire, quoique tolérante, contre les anciens cultes qui sont autant d'obstacles à l'accomplissement de sa mission.

Si cette interprétation du Contrat social est valable, on comprend mieux, ce me semble, la place de la religion civile dans l'ensemble du système. La loi est la volonté générale, dit Rousseau, mais pour que la loi soit réellement la volonté générale, pour qu’elle n’opprime pas les individus, il faut qu'elle soit, autant que possible, acceptée par eux tous librement et sciemment. Comment en sera-t-il ainsi s’il n'y a pas accord préalable entre eux sur les principes mêmes de la société? Tout se tient donc logiquement dans cette conception. Otez la religion civile à l'État de Rousseau et vous lui enlevez du même coup la possibilité, l'être. , :

Cette conception de l'État n’était ni originale ni singulière en son temps. Tous les philosophes du xvrr° siècle l'ont admise plus ou moins implicitement. Tous ont cru que la loi pouvait et devait être un instrument de bonheur, tous ont proclamé que l'État avait une mission morale à remplir. De quel droit auraient-ils mis l'Église sous la surveillance de l'État s'ils n'avaient pas attribué à ce dernier un idéal supérieur !?

Écoutons, pour finir, l'abbé Raynal, l'auteur violemment anticlérical de l'Histoire philosophique des deux Indes, livre aujourd’hui bien oublié, mais dont le succès fut immense à son apparition. En formules d’une netteté saisissante, Raynal a résumé et systématisé la pensée du siècle :

L'État, ce me semble, n’est point fait pour la religion, mais la religion est faite pour l’État. Premier principe.

1. M. Rothenbücher range avec raison Mably parmi les partisans d’une église d'État. Mably veut réaliser par la législation l'union entre la philosophie et la religion, afin que l'une ne tombe pas dans l’athéisme et l’autre dans la superstition. Les physiocrales, qui réclament pour l'individu la liberté économique, le maintiennent en politique sous la tutelle du despotisme éclairé. Quesnay semble bien s'être prononcé pour l'unité religieuse el pour la liaison de la religion avec la législation. Turgot, seul dans l’école, sous l'influence des idées américaines, a défendu la fiberté de conscience et la liberté des cultes (Rothenbücher, p. 65 et 66). J'ajouterai que Dupont (de Nemours) pensail comme Turgot, mais que ni l'un ni l'autre ne songeaient à la séparation de l'Église et de l'État.