Mirabeau et Tacite

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d’autres travaux faits au donjon de Vincennes et restés inédits jusqu'à présent, nous citerons.. une traduction incomplète de Tacite, mais complète de /a Vie d'Agricola, morceau dont l’auteur parle avec peu de confiance... » Sur quoi Lucas de Montigny fondait-il les défiances de Mirabeau à l'égard de sa propre traducüon ? Sur une lettre adressée le 3 juin 1779 à son ami Boucher et ainsi conçue : « Croyez-vous que M. Le Noir (1) acceptât le dédicace d’une traduction de Tacite où j'ose coudre des suppléments de moi pour tout ce qui est perdu, outre un grand nombre de notes et des discours? Cet ouvrage considérable, où je mets le peu de talent que j'ai et toute mon attention, n’est pas fini à beaucoup près {quoique la traduction le soit en brouillon) et ne peut pas même l'être tant que je serai ici, car je manque de beaucoup de livres qu'il m'est nécessaire de consulter. » C’est là dessus que Lucas s’est appuyé pour pouvoir affirmer que cette traduetion n'était peut-être pas entièrement digne de l'original et de l’imitateur. Or, dans cette lettre intime, Mirabeau ne faisait preuve que d’une grande modestie et ne méritait pas une appréciation aussi défavorable. Je puis d’ailleurs à cet égard donner une affirmation personnelle très précise pour un fragment de cette œuvre, puisque j'ai retrouvé (2) la traduction originale de la Vie d'Agricola par Mirabeau qui vaut la peine d’être lue et que je compte publier prochainement. On y découvre à la fois les qualités et les défauts du célèbre orateur : la vigueur, la passion, l’emphase, l’impétuosité. On voit bien qu'il aime, qu'il adore Tacite (3) et l’on se rappelle à ce sujet l'observation si judicieuse de Victor-Hugo : « Il le dévorait, il s’en nourrissait et quand il arriva à la tribune, en 1789, il avait encore la bouche pleine de cette moelle de lion. On s'en aperçut aux premières paroles qu'il prononça. » Mirabeau avouait, dans des notes inédites, qu'il ne connaissait rien de plus touchant dans l'antiquité que la Vie d'Agricola où Tacite avait cherché « à se soulager par des émotions tristes, mais douces, des sentiments pénibles » dont le tableau de la tyrannie, tracé par son fier pinceau, avait accablé son âme. Aussi avait-il pris un plaisir singulier à tra-

(1) Alors lieutenant général de la Police.

(2) Collection des Autographes du chimiste Dubrunfaut provenant de la succession Lucas de Montigny. (A. des A. E.).

(3) Ainsi, il lui prend, pour mettre en tête de sa Monarchie prusienne sous Frédéric Le Grand, ces mots extraits de la Vie d'Agricola : « Habuerunt virlutes spalium exemplorum », et dans une lettre adressée au major Mauvillon, il dit de son livre sur la Monarchie prussienne : » Tous ces ouvrages doivent être faits comme Tacite faisait Les Mœurs des Germains pour encadrer la satire de Rome ».