Mirabeau et Tacite

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duire ce morceau, le plus beau et le plus éloquent de la littérature latine. Ce qui ajoute encore à l'intérêt de cette lraduction, c'est qu’elle est ornée d’une préface sur Agricola et les anciens Bretons, préface très originale, comme on va le voir.

Après avoir reconnu la valeur historique de la biographie d'Agricola, Mirabeau déclare franchement qu'ilne partage point l'enthousiasme de Tacite pour son héros (1). Il reproche en effet à Agricola d’avoir consenti à servir Néron et Domitien et d’avoir recherché des honneurs. Suivant lui, il n'y à d'autre refuge pour l’honnête homme sous la tyrannie que la vie privée. Agricola n’a donc pas montré la moindre vigueur d'âme. Tout au contraire, il a eu peur de Domitien. Et cependant son rôle était tout autre : il aurait dû exécuter une entreprise pareille à celle dont Monk se chargea plus tard, c’est-à-dire donner à ses concitoyens un monarque légitime. S'il ne pouvait leur trouver un roi digne de ce nom, il aurait dû prendre lui-même le pouvoir et se servir au besoin de son armée pour arriver à ce but et pour s'imposer. Il fallait être soi-même César, et les citoyens auraient aussitôt obéi à la volonté des légions. « Un grand homme, un homme de génie, dittextuellement Mirabeau, devait prétendre à être César, dût le sort auquel on n'échappe point, ne faire de lui qu’un Catilina. On poignarde les Césars.… Hébien ! quel homme de cœur craint un poignard? Mais non, on ne les poignarde plus, quand la patrie est dissoute, quand tout est corrompu, quand tout est avili... Alors, si je connais bien l’âme de César encore jeune, seulement avide de gloire, non dépravé par la mollesse et par l'ivresse des succès, César aurait dû être le régénérateur de son pays... » C’est à peu près le fond du discours du général Bonaparte aux Directeurs, le 18 brumaire, et le fond du discours de Lucien, le 19 brumaire, aux soldats de Saint-Cloud. N’est-il pas extrêmement curieux de noter que Mirabeau avait, à vingt ans de distance, comme un pressentiment des grands événements qui signaleront la fin du xvm® siècle.

Mirabeau se constitue ensuite le défenseur des Bretons et

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trouve que le discours d’Agricola à ses soldats est la harangue

(1) M. Gaston Boïssier, dans son beau livre sur L’opposilion sous les Césars, dit avec raison que Tacite avait trouvé dans Agricola, son beau-père, « un héros selon son cœur, patient, modéré, ennemi des provocations et des forfanteries, qui ne courait pas au devant des dangers el ne s’exposait pas aux colères du maître quand on pouvait les éviter. »

Dans sa récente Histoire de la littérature latine, M. René Pichon reproche à Tacite certaines éxagérations dues au zèle d'un gendre.