Les philosophes et la séparation de l'église et de l'état en France à la fin du XVIIIe siécle
44 ALBERT MATHIEZ.
De cette revue rapide des principaux philosophes du xvnr siècle me paraît résulter cette conclusion remarquable : c’est que, malgré les divergences qui les séparent, ils s'entendent sur une conception commune. Tous sont persuadés qu'il peut exister une science politique et sociale, autrement dit que la raison humaine est capable de construire et de réaliser cette société idéale, juste et fraternelle qu'ils appellent du nom de Patrie, nom magique qui leur sert de mot de ralliement, nom magique que les révolutionnaires adoreront à la lettre. Tous croient avec l'abbé de Saint-Pierre, qui ne fut pas aussi original en son temps qu'on l’a dit, que l’État a une mission comme la Religion, celle d’assurer le bonheur terrestre, celle de faire régner de nouveau sur le globe l’âge d’or. L'abbé de Saint-Pierre demande la création d’une « Académie politique »‘ pour former ces prêtres du bonheur social qui sont les bons législateurs, et cette Académie politique fait déjà songer au Conseil de Newton qu'imaginera un siècle plus tard le socialiste mystique Saint-Simon?.
Tous ont la plus grande confiance dans la vertu des lois pour transformer les mœurs et conduire l'humanité à la régénération. « C'est le gouvernement qui fait les vertus et les vices des hommes », écrit Voltaire?. Helvétius dit de même : « C’est le bon législateur qui fait le bon citoyen‘. » Mably considère que le législateur est proprement l’éducateur des sociétés et que sa
1. CF. Projet pour perfectionner le gouvernement des états, dans le recueil cité, p. 13-14.
2. D’après M. Rothenbücher (p. 71-72), Condorcet aurail élé une exception parmi les philosophes. Il se serait élevé à l’idée de l'État neutre et laïque. Dans l'écrit même où il critiqua la Constitution civile du clergé, Condorcet se résigne à la situation privilégiée faile au catholicisme et excuse ce privilège par des raisons d’opportunilé, d'ordre et de paix (Condorce!, par Alengry, p- 66, Condorcet, par Cahen, p. 234-235). Il demanda sans doute la sécularisation de l’état civil, de la morale et de l'éducation, mais celte réforme de la Constitution civile était imposée par les circonslances. La séparation de l’Église et de l'État ne fut jamais présentée par lui que comme un idéal lointain, et ce n'était peut-être pas une séparation véritable. 11 réclame en principe pour les différentes églises la liberté et l'égalité entières, mais il les subordonne très étroitement à l'État, puisqu'il veut que l'État impose aux futurs prêtres l'éducation commune à lous les ciloyens et interdise toute réunion ecclésiastique quelconque. Il combat la Constitution civile du clergé beaucoup moins encore au nom de la liberté naturelle à l’homme qu'au nom de l’intérêt de la société qui lui paraît compromis par une réforme trop favorable, à l'en croire, au catholicisme.
3. Commentaire sur l'Esprit des lois, recueil cité, p. 106.
4, Système social, IT, 1, dans recueil cité, p. 226.